Le Coin des curieux du langage.

"Jurer comme un charretier." Cette expression n'est pas si ancienne qu'on le pense. L'abbé Bertonneux (Trésor des expressions françaises, Editions du Bon Pasteur, 1946) la fait remonter à la fin du XIX ème siècle. La première attestation a été relevée à Lorient en 1893 au "Bar de la Marine", quai ouest.
Des lycéens avaient l'habitude de s'y réunir après leurs cours, et ils leur arrivait souvent d'évoquer leur professeur de philosophie, M. Emile Chartier, lequel acquit plus tard une certaine réputation sous le pseudonyme d'Alain. On sait que pour Alain, la vraie liberté est celle du jugement : "Je n'ai réfléchi à aucune chose autant qu'à la liberté du jugement", a-t-il écrit dans son autobiographie. Nos apprentis-philosophes en dissertaient passionnément entre eux et se targaient de "juger comme Chartier". Les piliers de bistrot ne pouvaient manquer d'entendre leurs conversations, et bientôt, l'expression "juger comme Chartier" (qui signifiait alors "avoir un jugement sûr") fit le tour de la ville.
Les années passèrent, le professeur quitta la ville et l'on oublia Chartier. L'expression devenant immotivée, on éprouva, comme il se doit, le besoin de la remotiver et "juger comme Chartier" devint "juger comme un charretier".
On s'avisa par la suite que les charretiers étaient des gens frustres et grossiers, et la remotivation continua sur sa lancée. L'expression se transforma alors en "jurer comme un charretier", ce qui semblait plus plausible. Des marins l'importèrent au Québec tandis qu'elle se répandait dans toute la France.

"Rester sur son quant à soi" signifie "être réservé", "se tenir sur la défensive". Mais quelle en est l'origine ? L'abbé Bertonneux l'a découverte.
Il faut revenir au début du XX ème siècle, quand, en 1912, la municipalité de Conage (Ardennes) organisait ses fameuses séances de "café-philo". Par chance, le grand-oncle de l'abbé Bertonneux, un cultivateur de la commune, a pu assister à plusieurs d'entre elles, et notre ecclésiastique a recueilli son témoignage.
Un débat très vif opposa un soir le conférencier au cordonnier du village. Le conflit portait sur la notion de "noumène", et comme la soirée s'éternisait, le maire déclara, pour clore la séance, que chacun avait bien le droit d' "avoir son Kant à soi".
Le même incident se reproduisit la semaine suivante à propos d'Auguste Comte, et le maire, une fois encore, conclut la séance par ces mots : "Chacun a bien le droit d'avoir son Comte à soi".
Les deux expressions se répandirent ("Kant" pour les uns, "Comte" pour les autres) avec un même sens : "chacun est libre de ses opinions". Comme il arrive souvent, la forme et le sens changèrent peu à peu, mais la signification première, liée à l'idée de liberté de conscience, demeura.
L'abbé Bertonneux raconte en effet un souvenir de son grand-père : un jour que le curé du village reprochait à l'un de ses paroissiens de ne jamais assister à la messe, celui-ci lui répliqua vertement : "Je ne suis pas croyant, et depuis qu'on est en République, on est libre d'avoir son Kant à soi !".
Le passage de "Kant" à "quant" est obscur. Il est attesté en 1915, en pleine guerre mondiale. On peut certainement expliquer cette francisation du mot par les circonstances de l'époque.

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