Le décret du trois août

Avant-propos
Il y a vingt ans, le décret du 3 août 1990 mettait en extinction le Corps des instituteurs qui a été progressivement remplacé par celui des professeurs des écoles. Ce n'était pas simplement un changement de nom ; cette mesure visait à améliorer le sort des enseignants du primaire dont le statut ressemble désormais à celui des professeurs certifiés. Le terme glorieux d' "instituteur" qui datait de la Révolution a peu à peu disparu.
Ce texte a toutefois suscité bien des craintes : le gain indiciaire allait-il vraiment compenser la perte du logement de fonction ou de l'indemnité représentative ? L'âge de la retraite allait-il être repoussé ? N'allions-nous pas aussi assister à une division supplémentaire : d'un côté des professeurs d'écoles mieux payés et mieux considérés ; de l'autre, des instituteurs marginalisés ? On a pu regretter ainsi l'abandon des termes instituteur et École normale. Avec la disparition de ces mots mythiques c'était toute une grande époque de la France républicaine qui s'éteignait, toute une conception du métier, peut-être, qui allait sombrer.
Ces inquiétudes, ces regrets (qui sont encore loin d'avoir disparu), ces espoirs aussi, on en trouve l'écho dans ces petits textes écrits à la manière d'écrivains connus. Si certains se réfèrent explicitement au décret, d'autres par contre s'en éloignent plus ou moins ; tous évoquent par contre le monde de l'école primaire. La plupart d'entre eux relèvent de la parodie, au sens le plus large du terme : imitation sommaire, souvent caricaturale (mais non malveillante, et même parfois affectueuse) du style d'un écrivains ; mais d'autres sont des extraits "trafiqués" d'œuvres connues, des textes homophones ou en langue de cuisine, des montages,... et l'anachronisme le plus complet est de règle !
Un mot encore : le ton de ces textes, le plus souvent souriant et burlesque, devient quelquefois plus grave ou plus virulent. Est-il nécessaire de préciser que l'on tente alors de ridiculiser l'intolérance, le fanatisme ou la bêtise, et non la foi sincère, les langues régionales ou le corps enseignant ?

N.B. : Il va sans dire que les écrivains (et les honorables ecclésiastiques qui ont eu l'amabilité de les annoter parfois) sont entièrement responsables de ce qu'ils ont écrit.

Sommaire
- Préface, de Michel de Montaigne.
- César, De Schola gallica (Liber I, §1).
- Le Nouveau Testament, Evangile selon Saint Matthieu.
- Ronsard, Les Amours XX (version retrouvée).
- Rabelais, Ce que disait Gargantua des proffesseurs d'eschole.
- Corneille, Alcide (tragédie).
- Racine, Bérénice et Fabien (tragédie).
- La Fontaine, Le Régent implorant Jospin.
- Bossuet, Sermon sur le décret annonçant l'extinction du corps des instituteurs (extrait).
- Molière, l'Ecole des fats (comédie en prose).
- Voltaire, Dictionnaire philosophique, article : Professeur d'école.
- Jean-Jacques Rousseau, Une Lettre du citoyen de Genève.
- Chateaubriand, Hervé, récit d'un professeur des écoles.
- Victor Hugo.
- Stendhal, Amélie.
- Gustave Flaubert, Remise des prix au dernier instituteur honoraire.
- Alphonse Daudet, La Dernière classe (Contes du Mardi).
- Emile Zola, L'Assommé.
- Jean Giono, Chroniques.

***

Préface
de Michel de Montaigne.

J'ay pris plaisir de lire ce livre et j'ay eu souvent despit de veoir à la vérité que nombre de discours dequoy on veult nous engraissez l'entendement j'en voye les défaux.
Témoin Aragon qui disait qu'il suffisoit les professeurs ès escholes venir pour que tout fut au mieulx. Au rebours ay-je lu chez ces aultres escripvains qu'il fault craindre la mort de la respublique quand les instituteurs ayent disparu.
Pendant que les bons maistres existassent ne suis-je homme qui changeasse d'opinion, pareillement ne pensasse qu'un décret changerait les mœurs des pédagogues. Pour quoi estimant un homme l'estimez-vous diplômé? C'est le bon foie gras qu'il vous fault renifler et non la boite. C'est le prix de la bague que vous cherchez, non l'écrin.
Quant à moi j'ay coustume de penser pareillement de Rousseau qu'il est grand déspit de voir oubliés les maistres de la neufve éducation, témoins Freinet et Decroly au plus sublime de sa pédagogie qui ne gave mie de science brute ses escoliers. Comme escripvois qu'il vault mieux pour une femme poitrine bien faicte que poitrine bien pleine je suis homme qui pensasse qu'il vault mieulx des pédagogues à la teste bien faicte que bien pleine pour faire réfléchir les escoliers. J'ay ceste coutume de penser que sagesse est seule science qui vaille et dis pareillement que si les livres sont précieux, le bon maistre est cestui qui apprend ses élèves à penser bien et les faict aussi exercer le corps.
Au rebours de ceux qui mettoient les esprits dans un corset disois qu'un esprit sain doit estre en un corps sain. Comme vous savez estre différent en vos escoles, savez ce joug estre détestable, mauvais et blasmable qui l'esprit enserre.
C'est icy avis de bonne foy que je donne, ainsi lecteur, juge par toi mesme. Ce n'est subject ni frivole ni vain.

Technique : pastiche en moyen-français approximatif.

***

César
De Schola gallica (liber I, §1)

Gallica primaria schola divisa est in corporibus differentibus enseignantorum. Different inter se dignitate et salaria.
Minimus est institutor qui balbinos se occcupat. Minima salaria habet et maximum travaillum.
Specialisatus institutor plus chansiosus est. Solamente obligatus est se occupare totas sortes infantes in unico loco ; aveuglosi surdi, mongalianes et mini loubardi qui faciunt tacham suam multum difficilem.
Novus enseignatus apparatus est, Scholarum professor (sic) qui esperat egalare in dignitate collegirum et lyceorum professores. "Se foutat digitum in oculum" declaravit Societas Agregiorum ; "Non melangere torchones et serviettas!".


Technique : latin macaronique.

***
Le Nouveau Testament,
Evangile selon Saint Matthieu

Ecrit dit apocryphe découvert récemment près de Jéricho 
(de mauvaises langues prétendent qu'il rappelle étrangement une histoire belge qui eut son heure de gloire)

En ce temps là, Jésus prêchait à Jérimadeth, la ville du célèbre pharisien Hugoviktor, quand un homme l'aborda et se mit à crier : "Seigneur, Fils de David, prends pitié de moi !"
Le Seigneur s'approcha de l'homme qui était aveugle et lui dit : "Ta foi est grande ; tu vois ce que les autres, dans la perfidie de leur cœur, ne voient pas".
"Assurément Seigneur, reprit notre homme, mais j'aimerais voir aussi ce que les autres voient"*.
Jésus, pris de pitié, lui toucha les yeux et l'infirme retrouva la vue.
Il guérit ensuite des lépreux, des paralytiques e des boiteux. Et tous d'aller au temple, rendre grâce à Dieu.
Près de la synagogue, un misérable se tenait à l'écart. "Et toi, lui demanda le Fils de l'Homme, quel est ton mal ?".
"Seigneur, répondit-il, je suis instituteur". Alors Jésus s'assit à ses côtés et pleura avec lui.

* Verset soupçonné d'être un faux dû à la plume malveillante de Voltaire (note de l'abbé Lebœuf).

***

Ronsard
Les Amours XX (version retrouvée).
A une profe d'écolle.

Je voudrois bien en collant satiné
Me transformer, pour finement serrer
Quand elle va marchant sur le parquet ciré
Ses doubles cuisses de divinité.

Je voudrois bien un playtex cœur croisé*
Devenir, et ses têtins jumelets
Emprisonner comme en gracieux filets
Et sa gorge de neige mille fois rebaiser.

Je voudrois bien de ceste prof d'écolle
Estre le foulard autour de son col
Pour m'enivrer de pensées pécheresses

Voudrois surtout estre culotte de soye
Rose ou blanche peu importe qu'elle soit
Pour baisoter ces deux rondes belles...**

* Obscur. Néologisme de Ronsard, probablement.
** Note de l'abbé Lebœuf : Le dernier mot est tout à fait illisible. On ne sera malheureusement jamais ce que Ronsard avait écrit.


Technique : Moyen-Français de cuisine.



***

Rabelais
Ce que disait Gargantua des proffesseurs d'eschole.

"Lors demanda à Gargantua ce qu'il cuidoit des proffesseurs d'escholes et dist icellui estoit grande pitié de veoir homes et femes si sçavants ès escholes rurales avecques seullement ung tondu et ung pelé, car c'est vérité que les neufs campagnards sont touz mariteux caphards empantouflés, cagots à chifeface et que mestent leurs enfançons en l'eschole pour que les proffesseurs leur torchent le cul et hors leur nez oste la morve et que quand jouvenceaux ont six années d'age sont confiez à la saincte eschole privez qui leur apprinnent grimaces de moinillons hypocrites, de mesme bourrent leur crâne avecque faux sçavoir et que si après en sortent tous rassotés et pisse froid".
Dist Gargantua en son langage et touz l'escoutaient avecque moult tristesse car sçavoient que la respublique donnoit riche prébende aux culs bénis et laissoit mourir la sienne eschole.


Technique : Moyen-Français de cuisine.


***

Corneille
Alcide* (tragédie)

Acte I, sc. 1.
Alcide, instituteur laïque

Vu le nouveau décret, que faut-il que je fasse ?
Devenir professeur c'est me mettre en disgrâce
Renoncer au beau titre d'instituteur laïque
Mis en place au début de la grande République.
Hélas ! Quel parti prendre en un si grand débat ?
L'honneur me commande de rester tout en bas
Et de ne trahir point la mémoire des ancêtres,
Leur obscure mission, la grandeur de ces maîtres,
Sans compter qu'on exige et c'est préoccupant
De sacrifier la belle indemnité d'log'ment
A un avenir douteur puisqu'on n'est point certain
Que sa perte compensera l'indiciaire gain.
Mais ma gloire commande de faire ce triste choix
Et ma vertu m'oblige à respecter la loi.

* Le titre a été emprunté à l'écrivain dialectal wallon Jean-Noël Carion, auteur d'une version dialectale du Cid : Alcide.




***

Racine
Bérénice et Fabien (tragédie).

Acte I, sc.1.
Mademoiselle Bérénice Dupuis, institutrice. Madame Alphonsine Mercier, première femme de ménage. Madame Germaine Mérieux, seconde femme de ménage.

Alphonsine
Quel crime a pu donner une figure si pâle ?
Vous verrai-je toujours pleurer dans le couloir ?
Quand la classe est finie, quel est donc votre mal ?
Voulez-vous, je vous prie, qu'on vous prête un mouchoir ?

 Bérénice
 Hélas ! Je languis, je brûle pour Fabien
D'une flamme si funeste, mon âme se consume,
Je prie et je supplie pour que son cœur soit mien,
Mais lui me considère comme un vieux porte-plume,
Moi, la fille de Martin et de Marie Dupuis,
Je ne puis supporter cet ignoble mépris.

Alphonsine
Vous parler, ce me semble, du professeur d'école ;
Il faut que vous perdiez cette cruelle envie
Ce monsieur, m'a-t-on dit, souffre de la vérole
Et fréquente Bacchus et le jour et la nuit
Ce n'est pas un objet pour Mademoiselle Dupuis.
Il est même l'ami d'un gros borgne breton
Qui les Maures de France dehors veut bouter.
D'une passion si fatale il faut que vous sortiez
Avant que d'être esclave de ce vil rejeton.

Bérénice
Alphonsine, partons, car voilà qui s'amène
Avecque son balai, votre copine Germaine

Elles sortent discrétement


***

La Fontaine
Le Régent implorant Jospin.

Un pauvre magister, tout couvert de marmots,
Tachoit de gagner s misérable vie
En une école rurale à moitié remplie
D'avortons, de fripons, et sans aucun repos.
"Pardieu, pestoit-il, ai-je occis mon grand-père,
Mamère, mes aieux, pour subir un tel sort ?
Trois écus bien comptés et voila mon salaire
Pour mener ces morveux, mordienne, jusqu'à ma mort
Souventes fois braillards, moins savants que des ânes !
Decvant que je perde bientôt la tramontane,
Que je finisse, pauvret chez feu Marcel Rivière*,
Le plus sot, le plus fol malheureux pensionnaire,
Il me faut réagir et appeler Jupiter,
De la machine ronde le seigneur et le père".
Ainsi fait le pédant et Jospin** apparaît
Lui demande, derechef, ce qu'il veut sans tarder.
"Il faudroit, dit mon homme, un sort plus envieux...
A l'école il faudroit que l'on soit plus heureux
Et non pas seulement un salaire plus copieux".
"J'ai cuidé, dit Jospin, quelque chose de mieux
A partir d'aujourd'hui, messire le barbacole,
Pour enseigner la gent babillarde il faudra,
Savant jusques aux dents, un professeur d'école ;
Un indiciel gain important il aura."
Hélas on voit que de tout temps
Les petits ont pâti des sottises des grands***.

* Institut Marcel Rivière (santé mentale), 78 320 La Verrière.
** Jospin ou Jupin : autre nom de Jupiter ? Obscur.
*** Cette moralité apparaît déjà dans une fable du livre II, " Les deux taureaux et la grenouille" ; sans doute une distraction (une de plus...) de notre doux fabuliste (note de M le Chanoine Ballochard).



Auteur de l'opuscule : La Fontaine et Esope : lequel a copié sur l'autre ?




***

Bossuet
Sermon sur le décret annonçant l'extinction du corps des instituteurs (extrait).

Montage d'extraits de sermons de Bossuet, légèrement modifiés

Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable du 3 août 19901 où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : "l'instituteur se meurt, l'instituteur est mort !".
Vanité des vanités, et tout est vanité ! C'est la seule parole qu'il me reste. Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés, Jules Payot, Jean MAcé et Alain, pour y trouver quelque texte que je puisse appliquer à cette noble figure ! L'homme que la révolution a fait à son image, n'est-il plus qu'un souvenir ? Celui que les grands hommes de la République radicale ont fait le digne objet de l'admiration de la France entière, n'est-ce qu'un rien ? Ô vanité, ô néant, ô mortels ignorants de leurs destinées ! L'eût-il cru, il y a seulement une année, l'instituteur qu'on allait précipiter dans l'oubli ! Qu'est-ce que cent ans, qu'est-ce que mille ans puisqu'un seul moment les efface !
Après ce que nous venons de voir, la vie n'est qu'un songe et la gloire qu'une apparence ! Adieu, monsieur l'instituteur*.

*Extrait cité par M. le Chanoine Ballochard dans son livre La Notion de péché chez Bossuet et chez Régine Desfroges.


***

Molière
L'Ecole des fats (comédie en prose).

Acte I, sc. 1.
Elmire, bourgeoise. Martine, servante d'origine picarde.

Martine
Il y a là, madame, des gins qui veulent vous vire !

Elmire
Apprenez, friponne, à vous exprimer moins vulgairement devant une personne de ma qualité


Martine
Je parle comme on, parle chez mi et je n'ai mie appris à causer comme Giscard d'Estaing !

Elmire
Maraude ! Tu as encore l'audace de me répondre dans ton jargon ! Il suffit ! Introduis nos visiteurs !


Acte I, sc.2
Madelon, Elmire, le professeur d'école.

Elmire
Ma chère, je suis fort aise de vous voir !


Madelon
Souffrez, madame, que je vous présente mon gendre ; c'est un homme fort savant qui vient juste d'être reçu premier au concours d'ingénieur.

Elmire
Je suis flattée, ma chère, de la faveur que vous me faîtes. (S'adressant au professeur) On m'a dit, monsieur, le plus grand bien de vous. Vous êtes, ce me semble, professeur d'école ; n'est-il point étrange que vous n'exerciez point vos talents dans les Ponts et Chaussées ?

Le professeur
Hélas, madame, vous n'êtes pas sans savoir que même chez les Maures les emplois d'ingénieur sont de plus en plus rares. J'ai dû accepter un poste à l'Education Nationale. Il m'a fallu endurer cet affront.

Madelon
Mais ce travail n'est que provisoire, car vous n'ignorez point qu'il est sorti premier de son école d'ingénieur.

Elmire
Souffrez que je compatisse à votre triste sort.

Le professeur
Je trouve cet état certes détestable mais comme je me pique de pédagogie, il n'est pas douteux que ma présence sera d'un grand secours pour mes pauvres collègues, fort ignorants, il faut bien le dire.

Madelon
Tudieu, quelle époque ! Mon gendre qui doit se contenter de ce métier de laquais, lui qui est sorti premier de son école d'ingénieur ! Mais j'ai fort heureusement quelque relation qui le fera nommer à Lambersart* dans une école de qualité. (Ils sortent).


* Le "Neuilly" de la région lilloise. Note de l'abbé Albert Loque.



***

Voltaire
Dictionnaire philosophique
article : Professeur d'école

Quand la République eut l'impertinence de laïciser nos écoles dans les années dix-neuf cent quatre-vingts, bien des prêtres et des moinillons ne purent souffrir qu'on leur enlevât les petits enfants qui n'étaient pas encore pervertis par l'usage dangereux de la raison.
Il y a grande apparence aussi qu'ils furent indignés qu'un simple fils de paysan osât contester leur pouvoir sur la jeunesse. S'ils l'eussent pu, ils l'auroient empoigné l'instituteur laïque pour l'aller conduire devant la Sainte Inquisition, et notre homme eût brûlé à petit feu après une fort belle procession.
Mais les temps avaient changé et ils avaient suffisamment tiré profit de l'ignorance et de la superstition du peuple. Grâce à l'instituteur et à l'institutrice, le progrés et le bien-être s'installèrent dans nos campagnes et le fanatisme fut rigoureusement combattu.
La récente création du corps des professeurs d'école ne laisse pas d'inquiéter le Sage. On enseigne en effet maintenant à nos élèves-maîtres que l'Eglise a changé et qu'il n'est point meilleur défenseur des Droits de l'Homme qu'un dominicain. Puissent-ils se souvenir que l'histoire est couverte du sang des martyrs de la liberté et de la tolérance, et que notre mot d'ordre "écrasons l'infâme !" n'est point démodé ainsi qu'en pensent les naïfs et les canailles.

***

Jean-Jacques Rousseau
Une Lettre du citoyen de Genève

C'est dans cette délicieuse solitude, au milieu des bois touffus et bienveillants, seul près des lacs apaisants ; seul parmi les parfums des églantiers farouches qui, tantôt apaisent mon âme inquiète, et tantôt l'exhaltent ; seul parmi les concerts des alouettes rieuses ; seul près des cascades bruyantes qui m'enveloppent de leur brouillard épais, que je vous écris, monsieur, moi le plus sensible et le plus sociable des hommes que la méchanceté unanime des encyclopédistes a proscrit dans les étendues désertiques de Neuchâtel, l'Helvétique.
Vous avez la bonté de me demander un avis sur ce nouveau décret. Pensez-vous que le changement de titre transformera les pédagogues sermonneurs et pédants qui exercent leur domination sur nos infortunés enfants arrachés aux bienfaits de notre mère Nature ?
Où sont-ils donc, ces grands hommes qui eurent l'impudence de s'élever contre le bachotage, l'obéissance aveugle et le dressage en vue d'un métier d'esclave ? Où sont les Decroly, les Freinet et les Montessori ? Où sont les maîtres zélés et les apôtres ? Relégués aux oubliettes de l'histoire !
Il suffit, monsieur ; je vous prie de me laisser désormais dans ma retraite. Je m'en vais de ce pas herboriser, car il n'est plus désormais que le commerce des pervenches et du seneçon qui apaise mon âme fiévreuse.


***

Chateaubriand
Hervé, récit d'un professeur des écoles

J'arrivai dans le bourg pour les funérailles du vénérable magister que les caprices du sort m'avaient amenés à remplacer. Sous les voûtes romanes de l'antique église paroissiale, résonnait déjà le chant grave et majestueux des fidèles et des prêtres. Le convoi funèbre, ensuite, s'ébranla vers le champ de la mort et la paix éternelle, et, le soir même, l'ingratitude et l'indifférence reposaient sur sa tombe. C'était déjà comme s'il n'eût jamais vécu pour ces âmes endurcies par le labeur des champs et la servitude millénaire.
Le cœur ému, je portai mes pas vers la forêt voisine qu'éclairaient encore les derniers feux du couchant. Avant de regagner la petite école, je désirai méditer dans la solitude et la sérénité. La lune bleuâtre et veloutée éclairait à demi les chênes séculaires. Un humble calvaire de granit, témoin de la présence chrétienne dans les lieux les plus déshérités, écartelait le ciel rose et pourpre. La magnificence de la nature automnale au déclin du jour me plongeait dans un état difficile à décrire. J'effeuillai mélancoliquement un rameau de frêne et dispersai une à une les folioles lancéolées. Ô frères humains, nos vies ont-elles plus d'importance que ces misérables rameaux mutilés ? J'écoutai mugir la tempête à travers les futaies, puis rentrai réchauffer ma solitude à l'humble feu de bois de mon logement de fonction*.
Avant que de rejoindre ma couche, je jetai un coup d'œil dans la classe où la destinée m'avait appeler à officier : quelques pupitres vermoulus, quatre murs lépreux, un tableau écaillé, une armoire à moitié vide. Ô admirable et sainte simplicité de nos écoles rurales !
Lorsque l'aquilon ébranla, la nuit, ma chambre, et que des torrents de pluie se déversèrent sur mon lit, je pus contempler, par la lucarne brisée, la lune sillonner les nuages, tel un frêle esquif emporté par la tempête.

*Note du chanoine Ballochard : le professeur des écoles n'a plus le droit à un logement de fonction. M. de Chateaubriand aurait bien fait de lier soigneusement le décret au lieu d'aller bêtement rêvasser sur son rocher.



***

Victor Hugo

Ceux qui, laïquement, ont vécu pour l'Ecole
Ont droit qu'à leur retrait, on leur offre une bricole ;
Mais il faut qu'à présent ils prennent leurs bagages,
Il faut que désormais, de l'école ils s'en aillent,
Qu'ils quittent glorieux leurs vénérables ouailles
Car ils sont à ce jour tout à fait hors d'usage...*

* Note de l'abbé Lebœuf : Condamné à l'exil, M. Victor Hugo a dû s'enfuir précipitamment à Guernesey pour pouvoir terminer ce poème, qui devait comprendre à l'origine 3500 vers. La F.A.R.E. (Fédération Autonome des Retraités de l'Enseignement), dans un communiqué à la presse, se déclare satisfaite de cette mesure de salut public.


***

Stendhal
Amélie

Le bourg s'étendait dans une vallée paisible et verdoyante, dominée par le château Lafarge ; c'est ainsi, en effet, que les paysans appelaient la vieille demeure bourgeoise qu'habitait la famille Fortain, qu'on disait noble. Fille d'industriels prospères, Madame Fortain était une dame encore jeune, coquette et se disant dévote, mariée très jeune à un vieil hobereau aujourd'hui décédé, qui devait en faire une femme du monde. J'étais reçue chez elle au titre de fille d'une grande amie de pension de sa belle-sœur. La vie était morose au château, jusqu'au jour où l'abbé Dufour vint nous annoncer qu'une manifestation en faveur de l'école catholique allait se dérouler dans la ville voisine.
On parlait alors beaucoup dans les grosses fermes et dans les demeures cossues du village de la calamité qui venait de s'abattre sur la France des nantis : l'arrivée de la Gauche au pouvoir. Les vieillards se souvenaient du Front Populaire et le nouveau Blum leur semblait plus retors et plus redoutable que le premier. Selon l'abbé Dufour, un curé violent et fanatique, qui fréquentait assidûment le château, les menaces sur l'école confessionnelle se faisaient de plus en plus précises, et il était temps de prêcher une nouvelle croisade.
Le jour de la manifestation, gros bourgeois enrichis, jeunes cadres en costume impeccable, prêtres et religieuses venues en masse de tout le canton, remplissaient la petite église gothique tandis que les scouts en uniforme et une masse compacte d'élèves du privé, que l'on avait fortement incités à venir, piétinaient sur la petite place ; ajoutez à cela le conseil municipal au complet, avec le maire en tête. L'abbé Dufour monta en chaire et parla avec éloquence de l'école du Diable, et de la liberté menacée. Quant il s'agit de la liberté, la liberté d'asservir les esprits, l'Eglise est toujours aux premières loges. Ce n'était pas une réalité à laquelle, jusqu'à ce jour, je voulusse prêter attention. Puis la foule s'élança, pancarte haineuses en tête, vers les cars. En passant devant l'école communale, on ne manqua pas de jeter quelques pierres dans les vitres, on prit soin d'injurier le maître d'école terré chez lui, et on prit enfin la peine d'arracher de la porte les affiches laïques qui s'y trouvaient.
J'assistai, terrorisée et muette d'indignation, à cette scène insolite, et c'est à cet instant précis que la décision fut prise : je serai institutrice, institutrice laïque.


***

Gustave Flaubert
Remise des prix au dernier instituteur honoraire

Alors on vit s'avancer sur l'estrade un petit vieillard au maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner sous son pauvre costume. Il avait aux pieds des souliers noirs trop bien cirés, et, sur les bras, un vieil imperméable rappé. Son visage sec, entouré d'une maigre barbe grisonnante, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et, des manches de sa chemise blanche, dépassaient deux longues mais aux articulations noueuses. La poussière de la craie, la mauvaise encre violette et les taches de colle les avaient si bien encroutées, écaillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles fussent soigneusement lavée ; et, à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité normalienne relevait l'expression de sa figure usée... Dans la fréquentation quotidienne des enfants, elles avaient pris leur candeur et leur vulnérabilité... Il demeurait immobile, ne sachant s'il devait s'avancer ou s'enfuir... Ainsi se tenait devant ces politiciens gras et épanouis, ce demi-siècle de pauvreté et d'apostolat laïque...

Technique : extrait de Madame Bovary, à peine modifié (à vérifier).


***

Alphonse Daudet

La Dernière classe (Contes du Mardi)

Ce matin là, je suis arrivé en retard à l'école. Mes camarades étaient déjà tous assis et il me fallut ouvrir la lourde porte qui grinça horriblement. A ma grande surprise, M. Lhôte ne me gronda pas. Je remarquai qu'il avait mis son costume le plus sombre avec à sa boutonnière son ruban de Chevalier des Palmes Académiques. Tout le monde semblait accablait. Soudain, de sa voix douce et grave, M. Lhôte s'adressa à nous : "Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais classe. L'ordre est arrivé ce matin de Paris : désormais, c'est un professeur d'école qui vous instruira."
Et moi qui savais à peine lire ! Comme je m'en voulais du temps perdu !
La journée se passa, studieuse et maussade. Soudain l'horloge sonna dix-sept heures. M. Lhôte se leva, tout pâle et les yeux embués de larmes. "Mes enfants, je... je...". Il ne pouvait poursuivre. Alors il prit nerveusement un bout de crai eet écrivit de toutes ses forces sur le tableau noir : "Vive l'Ecole laïque !".
Dehors, sous le préau, le professeur d'école attendait en ricanant doucement...


***

Emile Zola
L'Assommé

Antoine Morel venait de rejoindre son nouveau poste à l'école de l'avenue Gambetta. C'était un professeur des écoles qui allait sur ses vingt-six ans. Le front haut, le crâne déjà dégarni par ses heures de travail forcené, et la barbiche maigre, lui donnait l'air d'un intellectuel progressiste ; mais ce qui frappait, c'étit les yeux, à la fois doux et perçants, qui pénétraient jusqu'au fond des cœurs et des âmes. Il avait épousé la fille d'une petit grainetier ruiné par uen grande surface, et le jeune couple vivait dignement malgré les soucis d'argent et les problèmes de santé. Ils militaient tous deux dans une organisation syndicale qui ne manquait jamais de montrer son caractère révolutionnaire et prolétarien.
En sortant de l'école, Morel se retrouva nez-à-nez avec un parent d'élève, le père Vannier. Fils naturel, disait-on, d'un curé alcoolique et d'une servante d'auberge à la cervelle brouillée, Gustave Vannier était connu pour son penchant pour les liqueurs anisées et pour son caractère imprévisible. Son énorme moustache noire et hirsute cachait à grand peine ses lèvres épaisses et sa mâchoire simiesque. Il décocha brutalement un coup de poing à Morel avant de disparaître en marmonnant des jurons incompréhensibles. Quand il reprit ses esprits, le jeune professeur s'aperçut que ses lunettes étaient brisées et que des flots de sang s'échappaient de son visage tuméfié. Aux collègues qui lui conseillaient de porter plainte, il déclara d'une voix nasillarde :
"Je pardonne à ce misérable, abruti par l'exploitation capitaliste, par la grande presse aux ordres de la finance internationale, par le militarisme borné et surtout par l'Eglise de l'intolérance, qui a l'audace d'appeler "libre" les écoles dont elle se sert pour maintenir dans la servitude le troupeau à tondre. Mais j'ai l'espoir de voir bientôt la floraison universelle des esprit grâce à la science triomphante et à l'instruction, qui vaincront la misère et l'ignorance, ces deux sœurs jumelles."
Après quoi, il accepta le pansement que lui tendait la main secourable d'une collègue, puis se dirigea en chancelant vers la rue, sous un ciel nuageux, bas, jaunâtre, envahi par les fumées noires et nauséabondes de l'usine de produits chimiques proche de l'école.

Extrait choisi par M. l'abbé Thumaine.


***
Jean Giono,

Chroniques

L'instituteur de campagne était de ces hommes mêlés de glèbe et de bêtes. Il sentait bon le fumier chaud et les semailles du soir. Sa voix rauque suintait à travers le chèvrefeuille de sa barbe. Ses yeux clairs regardaient le bleu du ciel avec l'innocence d'une enfance éternelle à travers la bise glacée qui montait de l'acier des collines dans l'odeur des lavandes et des amandiers. Il était vêtu comme les paysans et, comme eux, fumait le même tabac gris au milieu des houx et des menthes.
Aujourd'hui les écoles rurales ferment les unes après les autres. On ramasse nos enfants comme on ramasse nos bidons de lait. En ville, ils ont maintenant un "professeur d'école" (sic), dernière invention d'une société sans âme, qui a perdu le goût du bonheur...*

* Extrait choisi par le frère Henri Solant, des frères mineurs, pour son livre, Giono, disciple de Saint François d'Assise  (Edition du Bon Pasteur).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire